La menace des sondages intempestifs
Il faut d’abord redire que, lorsqu’on scrute l’opinion un an ou plusieurs mois avant une échéance électorale, parler d’intention de vote est un abus de langage. L’offre politique n’est pas encore constituée. Les personnes interrogées ignorent ce que seront leur situation et celle du pays, ainsi que l’état du monde à cet horizon lointain. Bien que leurs préoccupations soient autres, certaines acceptent de jouer avec des hypothèses, d’avancer des préférences éphémères, de parier… Bref, elles font un pronostic.
Sous la pression des médias, les instituts de sondages et d’éminents représentants de la science politique se livrent donc, quoiqu’ils en disent, à des pronostics. Sans prendre le temps d’une pédagogie sur les mouvements d’opinions. Et avec peu d’effort pour élever le niveau du débat public.
Pire, lorsque la démocratie tente de s’ouvrir aux citoyens et que le PS innove en proposant des primaires entre des candidats potentiels à l’élection présidentielle, les sondages se multiplient et leur qualité se détériore. Car d’une part, on se borne à reconduire les laborieuses méthodes de redressement des chiffres bruts, mais sans références possibles à des enquêtes analogues. D’autre part, la construction d’un échantillon représentatif est impossible dans l’ignorance de ce que sera le corps électoral de cette consultation inédite.
On peut faire des hypothèses, et aussi des sondages, afin de savoir s’il y aura 500 000 ou 5 millions de participants, si ceux-ci seront des sympathisants entrainés par des adhérents du Parti Socialiste ou séduits par la médiatisation de l’exercice ou plus largement des citoyens tentés par une expérience qui les distrairait un instant des errements et des impuissances de la politique. Toutes les motivations sont imaginables en réponse aux sondeurs.
La Commission des sondages fait un nouveau communiqué pour appeler à la prudence d’interprétation des chiffres actuels. Elle sera entendue des instituts, conscients du caractère périlleux de leurs travaux. Elle sera superbement ignorée des médias qui commandent les sondages. Toute critique sur des commentaires est en effet écartée au nom d’une liberté de la presse, qui est plus exactement ici la liberté du commerce des supports d’information.
Les effets pervers de ces sondages intempestifs ne manquent pas. Dans la population potentielle intéressée, combien de personnes seront dissuadées de participer à cette primaire en considérant qu’ils ont fait leur choix par procuration, dans les sondages publiés ? Tant pis pour la mobilisation politique recherchée !
Ce foisonnement de sondages propose des raccourcis ou des substituts du débat public. Face à une tentative de la démocratie représentative d’être un peu plus participative, on assiste à la réaction de la démocratie d’opinion. Toujours sur la voie de remplacer la volonté populaire par des avis d’experts, par des sondages en ligne et par des effets d’annonce ou des affichages médiatiques.
Le texte de ce billet a été repris par le magazine Stratégies dans son n° daté du 6 octobre.